La Grèce déchirée

27/12/1944

 

Un récent débat devant les Chambres anglaises permet enfin de comprendre les événements de Grèce. Admirons une fois de plus le Parlement anglais. Les questions s'y discutent avec le profond sérieux que requiert leur importance. Nous n'y trouvons jamais ces « lavages de linge sale », dont nos Assemblées se sont trop souvent souillées. On ne s'y encombre pas de querelles de clocher, et on ne monopolise pas la tribune pour des points de détail, comme il arrive trop souvent encore à notre Assemblée Consultative. En Angleterre, on se souvient toujours que la politique joue l'avenir du pays.

Quoi qu'il en soit, nous pouvons aujourd'hui, grâce au double débat aux Lords et aux Communes, comprendre les événements de Grèce et en définir la portée.

Il faut y voir en premier lieu une réaction comme spontanée de la misère. En Grèce, on meurt de faim, au sens propre du terme. Nous connaissons ce cri de l’Évêque catholique d'Athènes : « Si vous ne nous envoyez pas du blé, envoyez-nous des cercueils ». La livre se chiffre en Trillions de drachmes (cent vingt Trillions à l'un des derniers cours!), et on ne trouve rien à acheter. Comme le rappelait Wladimir d'Ormesson : « Tous les emprunts, comptes en banque, livrets de Caisse d'épargne ont été annulés. Les gens n'ont plus rien et ils ont faim... le drame grec, ramené à ses données essentielles, est engendré par la souffrance... ».

En second lieu, la Grèce a subit une occupation très dure. Celle-ci est venue après quatre ans de dictature. Un brusque retour à la liberté ne va pas sans désordre. C'est la vapeur qui, d'un seul coup, s'échappe. En outre, la politique clandestine est condamnée toujours à une certaine confusion que lui imposent ses conditions même d'existence.

De ces deux points, on peut déjà déduire qu'on est en présence d'un phénomène purement intérieur, sans ingérence de puissances étrangères. Il faut ajouter que le désordre politique est endémique en Grèce. Une lutte perpétuelle et chaotique des partis a été la première cause de la dictature Metaxas dans les années qui ont précédé la guerre.

La misère et cette espèce d'explosion qui devait forcément suivre la libération, ont été l'occasion, pour une minorité d'extrémistes, d'essayer de prendre le pouvoir. Mais en réalité, cette crise se complique d'une crise plus profonde d'ordre constitutionnel. Les partis opposés à la révolution sont divisés entre eux sur le dilemme suivant : république ou monarchie ? Et c'est une des raisons pour laquelle la crise paraît si difficile à conjurer.

Un homme, en effet, semblait susceptible de faire l'unanimité : Mgr Damaskinos, métropolite schismatique d'Athènes. Son attitude résistante l'a rendu profondément sympathique à toute la nation, et dès qu'il fut question pour lui de la régence, tous les partis non monarchistes, y compris le parti communiste, l'assurèrent de leur soutien. Toutefois le roi à refusé cette solution. Ceci s'explique. Mgr Damaskios est un républicain, axé même assez à gauche. Si Mgr Damaskios prenait la régence, la présence d'un adversaire du roi à la tête du pays, inclinerait la balance du côté opposé à ce dernier.

Mais pourquoi une partie de l'opinion ne veut-elle plus du roi, maintenant ainsi cette crise ? Ceci vient de ce que le roi George a pendant les années qui ont précédé la guerre, consenti à la dictature de M. Metaxas.

Le roi George en effet, lassé des perpétuelles crises politiques de son pays, avait cru devoir remettre les pouvoirs à un dictateur. Il ne nous appartient pas de savoir, dans la confusion qui régnait alors en Grèce, si le roi pouvait recourir à une autre solution. Il faut en effet se garder de juger tout ceci de notre point de vue de Français. Ces pays d'Orient ne semblent pas toujours entièrement mûrs pour la démocratie. Quoi qu'il en soit, il est extrêmement dangereux, pour un monarque, de recourir à la dictature. L'histoire nous en a donné deux exemples fameux avec Victor Emmanuel III et Alphonse XIII. Le roi, agissant ainsi, se compromet d'un seul coup, et avec lui, sa dynastie, dans ce qui risque toujours d'apparaître une aventure partisane. On connaît le mot profond de la reine Marie-Chistine à Alphone XIII quand il appela au pouvoir Primo de Rivera : « En violant la Constitution dont vous avez juré le maintien, vous abolissez, de vos propres mains, la Monarchie. »

Le roi George de Grèce a donc contre lui d'avoir recouru à la dictature. Il n'est pas un arbitre incontesté, mais au contraire, la question de son retour est un sujet de division pour les Grecs.

La crise grecque se résume donc à ceci : une révolte de la misère et de la faim, dans un pays sans maturité politique, avec au fond un conflit d'ordre constitutionnel, mais dont nous serions étonnés qu'il remue profondément les masses. Quand on a voyagé en Grèce, on sait à quel point leur analphabétisme et leur absence d'éducation politique les rendent incapables de comprendre une problème de cette sorte.

Qu'on ravitaille la Grèce, et déjà beaucoup sera fait pour l'apaisement. Il est en tous les cas rassurant de constater, à travers les déclarations de M. Eden aux Communes et les attitudes des partis hellènes, qu'il ne s'agit là que d'un problème purement grec, et non pas d'un conflit d'influence entre puissances.